Imaginez qu'un magicien refuse d'expliquer son plus beau tour de magie à un gamin mais lui détaille en revanche la composition des tissus de son chapeau, et vous aurez une idée du mélange d'étonnement et de frustration qui fut le mien à ce moment-là.
***
Je
dis bien « à ce moment là », car avec le recul, il
m'apparaît assez nettement que ma question elle-même n'avait pas
grand sens.
En
effet, il me semble que chaque interprétation d'une œuvre d'art
qui cherche à dire « voilà, c'est ça le vrai sens
profond de l’œuvre » n'est qu'une tentative désespérée de
mettre de la cohérence dans un univers artistique qui paraît trop
chaotique. Pour faire simple, on s'imagine qu'on va réussir à
ranger l’œuvre dans la bonne catégorie, on va repérer quelle est
l'unité de toutes les créations, on va décrypter le message qui
est caché dedans, bref, on va bien tout classer comme il faut, et
alors on aura le « vrai sens » de l’œuvre, on saura
pile ce que ça veut dire.
Mais
le travail de Laurent Fortier, pour en revenir à lui, ne se laisse
pas enfermer aussi facilement dans ce genre de classements. Ce n'est
pas le genre d’œuvre artistique sur laquelle on peut se contenter
de mettre des étiquettes pour accéder à je-ne-sais-quelle
signification cachée qui éclairerait tout.
Car
déjà, comment qualifier le travail de Laurent Fortier ?
→ On
pourrait dire que c'est de « l'art brut » ?
Si
on veut, mais ça ne change pas grand-chose car « l'art brut »
est un terme qui sert à désigner des œuvres d'art non-académiques,
c'est-à-dire qui échappent aux classements artistiques
traditionnels, en bref, qui ne paraissent pas ressembler à quoi que
ce soit d'autre. La belle affaire : dire qu'une œuvre est de
« l'art brut », c'est comme classer des papiers dans un
dossier qui s'appelle « impossible à classer », au moins
ils ne sont pas perdus, mais on ne sait toujours pas ce que c'est…
→
Est-ce que de l'artisanat ?
Est-ce que c'est de l'art ? Un mélange des deux (oui mais alors
dans quelle proportion?)
Là
encore, le travail de Laurent Fortier échappe à ce genre
d'assignations.
Certaines
œuvres, les fameuses « figurines à tête discoïdales »
sans bras ni jambes, nous dévisagent d'une façon si étrange
qu'elles semblent vouloir nous faire passer un message mystérieux et
profond. Mais une autre œuvre, comme ce « Personnage
féminin »,
que représente t-elle, à part une belle femme en robe rouge qui
semble prendre la pose ?
Et
ce « Personnage en mouvement »,
que représente t-il de spécial à part un homme qui court ?
Mais
ces « Statues-menhirs » de presque 2 mètres qui semblent abasourdies par quelque chose qui
se passe au-dessus d'elles, c'est encore autre chose : que
regardent-elles comme cela ? Le ciel ? Des soucoupes
volantes ?
On
pourrait faire longtemps l'inventaire de toutes les œuvres f de
Laurent Fortier et montrer qu'il n'est pas possible de tenir un même
discours pour l'une ou pour l'autre car chacune se laisse interpréter
d'une façon différente.
→ Mieux
encore, la même œuvre pourrait être interprétée de façon
différente en fonction des circonstances et de l'utilisation qu'on
en fait.
Reprenons
nos « Statues-menhirs »
de 2 mètres qui lèvent les yeux au ciel. Si on ne les expose pas
dans un jardin ou une galerie d'art mais que l'on s'en sert comme des
porte-manteaux, est-ce que le « vrai sens » de ces œuvres
change ? Cela n'est plus de l'art brut, cela devient du
design ?
Leur regard porté vers le haut n'attend rien du ciel, en fait, il
exprime juste la douleur d'être étouffé sous trois vestes et deux
doudounes ?
Autre
exemple : quand ses figurines sont placées dans des expositions
à côté d’œuvres d'autres artistes, là aussi, la machine à
trouver des significations différentes s'emballe. Laurent Fortier
ayant effectué à plusieurs reprises des expositions conjointes avec
le peintre Laurent Carbonell, on peut parier à coup sûr que des
effets de contraste ou des analogies saisissantes ne manqueront pas
d'apporter d'autres dimensions à l’œuvre de chacun d'entre eux.
Cet
aspect est encore plus flagrant avec les « Selfigurines ».
En effet, des amateurs du travail artistique de Laurent Fortier
effectuent des selfies aux 4 coins du monde avec ses figurines à
tête discoïdale. Cela crée une infinité de possibilités
nouvelles, tantôt amusantes, tantôt émouvantes, tantôt
mystérieuses, que l'artiste n'avait sûrement même pas imaginé à
l'origine mais qui deviennent toutes aussi artistiques que le
matériau de base ! Certaines figurines deviennent des
incarnations de la figure du touriste, prenant la pose au Portugal au
bord du Rio Mondego,
d'autres deviennent un symbole de rencontre culturel, comme cette
figurine qui semble s'intégrer parfaitement à ce jardin japonais
comme si elle avait toujours été là, à Kawasaki5,
d'autres encore semblent ne faire qu'un avec les éléments, comme
cette figurine prise en photo au Cap de Bonne Espérance,
dont la couleur est la même que celle de l'océan derrière elle et
qui semble se fondre en lui…
Et
le travail de Laurent Fortier évolue encore. Ses préoccupations
changeront peut-être, ses techniques de fabrication et ses matériaux
aussi, qui sait… Et à ce moment là, on pourra dire encore autre
chose…
***
L’œuvre
de Laurent Fortier est si foisonnante et si déroutante qu'on
pourrait en parler des heures avant d'en avoir fait la moitié du
tour. Et comme elle est encore en mouvement, on n'aurait pas fini
d'en parler qu'il faudrait recommencer de suite et rectifier tout ce
qu'on viendrait d'en dire pour l'ajuster à ce qu'il y a de nouveau.
Disons
simplement, pour finir, que je crois avoir bien compris ce que
Laurent Fortier voulait dire, quand il m'a indiqué qu'il ne pouvait
pas ou ne voulait pas répondre à ma question sur le « sens »
de son œuvre.
En
effet, d'une part, elle n'a pas un sens bien défini, elle part dans
une myriade de directions parfois rigolotes, parfois troublantes,
parfois indéterminées et laissées à l'imagination des
spectateurs… Et c'est cela qui en fait le charme à la fois
indéfinissable et irrésistible.
Et
d'autre part, il semble bien qu'une œuvre d'art en général, et
l’œuvre de Laurent Fortier en particulier, ce n'est pas comme un
tour de magie dont on pourrait deviner le vrai « sens »
caché en regardant bien à l'intérieur et en comprenant ce que
voulait faire le magicien.
Ça
ressemble plutôt à un beau feu d'artifice : c'est une prouesse
technique difficile, c'est magnifique, et il n'y a pas de sens caché.
Une fois qu'on a compris comment ça fonctionnait, quels étaient les
matériaux utilisés et comment le type qui est derrière tout cela
s'est démené pour parvenir à ce résultat, il n'y a pas à
chercher plus loin : on siffle d'admiration, on croise les bras
ou on applaudit selon l'humeur du moment, et on apprécie le
spectacle en se promettant à voix basse de revenir voir le prochain.
Thomas
Joron
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