lundi 24 octobre 2016

Thomas Joron




UN FEU D'ARTIFICE


La première et dernière fois que j'ai demandé à Laurent Fortier de m'indiquer quel était le sens de son œuvre, ce que toutes ses figurines si particulières voulaient nous dire, celui-ci m'a fait la très brève réponse suivante : « personnellement, je crois qu'un artiste n'a pas à commenter son propre travail, car quand il le fait, il ne dit généralement que des conneries. » Par ailleurs, Laurent m'expliqua avec enthousiasme la façon dont il travaillait le matériau, le temps que cela lui prenait, les nouvelles idées qu'il avait en tête, les difficultés nouvelles qui se posaient à lui dans le processus de fabrication, bref, tout ce qui relevait de la technique. Mais sur le sens de tout cela, nada.



Imaginez qu'un magicien refuse d'expliquer son plus beau tour de magie à un gamin mais lui détaille en revanche la composition des tissus de son chapeau, et vous aurez une idée du mélange d'étonnement et de frustration qui fut le mien à ce moment-là.






***


Je dis bien « à ce moment là », car avec le recul, il m'apparaît assez nettement que ma question elle-même n'avait pas grand sens.

En effet, il me semble que chaque interprétation d'une œuvre d'art qui cherche à dire « voilà, c'est ça le vrai sens profond de l’œuvre » n'est qu'une tentative désespérée de mettre de la cohérence dans un univers artistique qui paraît trop chaotique. Pour faire simple, on s'imagine qu'on va réussir à ranger l’œuvre dans la bonne catégorie, on va repérer quelle est l'unité de toutes les créations, on va décrypter le message qui est caché dedans, bref, on va bien tout classer comme il faut, et alors on aura le « vrai sens » de l’œuvre, on saura pile ce que ça veut dire.

Mais le travail de Laurent Fortier, pour en revenir à lui, ne se laisse pas enfermer aussi facilement dans ce genre de classements. Ce n'est pas le genre d’œuvre artistique sur laquelle on peut se contenter de mettre des étiquettes pour accéder à je-ne-sais-quelle signification cachée qui éclairerait tout.

Car déjà, comment qualifier le travail de Laurent Fortier ?


On pourrait dire que c'est de « l'art brut » ?

Si on veut, mais ça ne change pas grand-chose car « l'art brut » est un terme qui sert à désigner des œuvres d'art non-académiques, c'est-à-dire qui échappent aux classements artistiques traditionnels, en bref, qui ne paraissent pas ressembler à quoi que ce soit d'autre. La belle affaire : dire qu'une œuvre est de « l'art brut », c'est comme classer des papiers dans un dossier qui s'appelle « impossible à classer », au moins ils ne sont pas perdus, mais on ne sait toujours pas ce que c'est…


Est-ce que de l'artisanat ? Est-ce que c'est de l'art ? Un mélange des deux (oui mais alors dans quelle proportion?)

Là encore, le travail de Laurent Fortier échappe à ce genre d'assignations.

Certaines œuvres, les fameuses « figurines à tête discoïdales » sans bras ni jambes, nous dévisagent d'une façon si étrange qu'elles semblent vouloir nous faire passer un message mystérieux et profond. Mais une autre œuvre, comme ce « Personnage féminin », que représente t-elle, à part une belle femme en robe rouge qui semble prendre la pose ?
Et ce « Personnage en mouvement », que représente t-il de spécial à part un homme qui court ?
Mais ces « Statues-menhirs » de presque 2 mètres qui semblent abasourdies par quelque chose qui se passe au-dessus d'elles, c'est encore autre chose : que regardent-elles comme cela ? Le ciel ? Des soucoupes volantes ?
Et c'est sans parler de ces sculptures aux formes ambiguës, comme ce buste étrange « Sans titre » ou bien ces formes mi-animales mi-autre-chose, que sont les « Zoomorphes » ou encore ce faciès très troublant appelé « Animalité »…
 

On pourrait faire longtemps l'inventaire de toutes les œuvres f de Laurent Fortier et montrer qu'il n'est pas possible de tenir un même discours pour l'une ou pour l'autre car chacune se laisse interpréter d'une façon différente.





Mieux encore, la même œuvre pourrait être interprétée de façon différente en fonction des circonstances et de l'utilisation qu'on en fait.

Reprenons nos « Statues-menhirs » de 2 mètres qui lèvent les yeux au ciel. Si on ne les expose pas dans un jardin ou une galerie d'art mais que l'on s'en sert comme des porte-manteaux, est-ce que le « vrai sens » de ces œuvres change ? Cela n'est plus de l'art brut, cela devient du design ? Leur regard porté vers le haut n'attend rien du ciel, en fait, il exprime juste la douleur d'être étouffé sous trois vestes et deux doudounes ?
Autre exemple : quand ses figurines sont placées dans des expositions à côté d’œuvres d'autres artistes, là aussi, la machine à trouver des significations différentes s'emballe. Laurent Fortier ayant effectué à plusieurs reprises des expositions conjointes avec le peintre Laurent Carbonell, on peut parier à coup sûr que des effets de contraste ou des analogies saisissantes ne manqueront pas d'apporter d'autres dimensions à l’œuvre de chacun d'entre eux.
Cet aspect est encore plus flagrant avec les « Selfigurines ». En effet, des amateurs du travail artistique de Laurent Fortier effectuent des selfies aux 4 coins du monde avec ses figurines à tête discoïdale. Cela crée une infinité de possibilités nouvelles, tantôt amusantes, tantôt émouvantes, tantôt mystérieuses, que l'artiste n'avait sûrement même pas imaginé à l'origine mais qui deviennent toutes aussi artistiques que le matériau de base ! Certaines figurines deviennent des incarnations de la figure du touriste, prenant la pose au Portugal au bord du Rio Mondego, d'autres deviennent un symbole de rencontre culturel, comme cette figurine qui semble s'intégrer parfaitement à ce jardin japonais comme si elle avait toujours été là, à Kawasaki5, d'autres encore semblent ne faire qu'un avec les éléments, comme cette figurine prise en photo au Cap de Bonne Espérance, dont la couleur est la même que celle de l'océan derrière elle et qui semble se fondre en lui…

Et le travail de Laurent Fortier évolue encore. Ses préoccupations changeront peut-être, ses techniques de fabrication et ses matériaux aussi, qui sait… Et à ce moment là, on pourra dire encore autre chose…

***
 




L’œuvre de Laurent Fortier est si foisonnante et si déroutante qu'on pourrait en parler des heures avant d'en avoir fait la moitié du tour. Et comme elle est encore en mouvement, on n'aurait pas fini d'en parler qu'il faudrait recommencer de suite et rectifier tout ce qu'on viendrait d'en dire pour l'ajuster à ce qu'il y a de nouveau.


Disons simplement, pour finir, que je crois avoir bien compris ce que Laurent Fortier voulait dire, quand il m'a indiqué qu'il ne pouvait pas ou ne voulait pas répondre à ma question sur le « sens » de son œuvre.

En effet, d'une part, elle n'a pas un sens bien défini, elle part dans une myriade de directions parfois rigolotes, parfois troublantes, parfois indéterminées et laissées à l'imagination des spectateurs… Et c'est cela qui en fait le charme à la fois indéfinissable et irrésistible.

Et d'autre part, il semble bien qu'une œuvre d'art en général, et l’œuvre de Laurent Fortier en particulier, ce n'est pas comme un tour de magie dont on pourrait deviner le vrai « sens » caché en regardant bien à l'intérieur et en comprenant ce que voulait faire le magicien.

Ça ressemble plutôt à un beau feu d'artifice : c'est une prouesse technique difficile, c'est magnifique, et il n'y a pas de sens caché. Une fois qu'on a compris comment ça fonctionnait, quels étaient les matériaux utilisés et comment le type qui est derrière tout cela s'est démené pour parvenir à ce résultat, il n'y a pas à chercher plus loin : on siffle d'admiration, on croise les bras ou on applaudit selon l'humeur du moment, et on apprécie le spectacle en se promettant à voix basse de revenir voir le prochain.


Thomas Joron

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